Pauvreté énergétique au Luxembourg : comment la mesurer ?
Julien Brun / Publié le 13:01 07.12.2023
La crise actuelle frappe de plein fouet une importante proportion de la population, au Luxembourg et ailleurs. Les prix de l’énergie ont atteint des records et grève le budget des ménages. Quelle est la conséquence de cette crise sur la pauvreté énergétique ? Pour répondre à cette question, il faut d’abord clarifier ce que l’on entend par « pauvreté énergétique ». Est-ce la privation d’énergie ? La difficulté à honorer ses factures ? Le fait de vivre dans un logement énergivore ? Une fois fournie la réponse à cette question, la problématique suivante concerne les mesures de cette pauvreté énergétique et les données disponibles.
Anne-Catherine Guio (Senior Research Scientist at LISER)
1. La pauvreté énergétique – quelle définition ?
La question de la définition est en effet cruciale et influence directement la mesure du phénomène.
L’accès à l’énergie a été reconnu par un certain nombre de documents officiels au niveau de l’Union européenne (UE).
Le socle européen des droits sociaux place l’énergie parmi les services essentiels auxquels tout un chacun doit avoir accès et appelle à des mesures de soutien en faveur des personnes dans le besoin (principe 20).[1]
Les lignes directrices européenne pour l’emploi qui guident les travaux du Semestre européen au niveau social invitent également les États membres à lutter contre la pauvreté énergétique[2].
La pauvreté énergétique est une préoccupation essentielle du volet législatif « Clean Energy for All Europeans », conçu pour faciliter une transition énergétique équitable. Ces textes législatifs tentent d’apporter des solutions structurelles au problème et faire en sorte que la pauvreté énergétique soit traitée de manière exhaustive et globale dans le cadre des Plans Nationaux en matière d’Energie et de Climat (PNEC), qui font l’objet de suivi et de mise à jour par les États membres.
La Commission Européenne a mis à la disposition des États membres des orientations indicatives pour mesurer et définir la pauvreté énergétique par le biais de sa Recommandation sur la pauvreté énergétique. L’UE encourage toutefois les États membres à développer leur définition nationale. De ce fait, lorsqu’une définition est utilisée au niveau européen, elle reste souvent assez générale et laisse la place aux spécificités nationales. On parle ainsi de « la situation des ménages qui ne peuvent pas se permettre d’accéder (financièrement) à des services énergétiques essentiels chez eux »[3]. La révision de la directive européenne « Energy Efficiency Directive » en 2021 clarifie un peu cette définition, comme “le manque d’accès aux services énergétiques essentiels au maintien d’un niveau décent de vie et de santé, notamment des systèmes adéquats de chauffage, de refroidissement, d’éclairage et d’alimentation des appareils en énergie, compte tenu du contexte national pertinent, de la politique sociale existante et d’autres politiques pertinentes”[4].
Au niveau luxembourgeois, le PNEC ne définit pas clairement la pauvreté énergétique. Il mentionne (sans la définir) la notion de « précarité énergétique », qui semble par ailleurs la plus usuellement utilisée au niveau national[5]. C’est en effet aussi la notion utilisée sur le site du gouvernement dans le cadre du programme “Assistance aux ménages en précarité énergétique” qui vise un meilleur accompagnement des ménages à faible revenu et en situation de précarité énergétique, c’est-à-dire des ménages qui ne disposent pas suffisamment de moyens pour chauffer leur logement et/ou qui ne peuvent pas payer leurs factures d’électricité, de gaz, d’eau et de chauffage par manque de moyens financiers au cours des 12 derniers mois[6]. Cette définition n’en est toutefois pas une, elle semble simplement coupler deux indicateurs européens (voir section 2.1) et souffre des mêmes écueils que ceux-ci (voir Tableau 1).
L’absence de définition claire rend complexe la mesure précise du phénomène et implique que c’est la disponibilité des indicateurs qui dessine le pourtour de la pauvreté énergétique et non l’inverse.
2. La pauvreté énergétique – quels indicateurs ?
La littérature académique s’entend sur le fait que la pauvreté énergétique est un phénomène multidimensionnel qui ne peut être facilement appréhendé par un seul indicateur. Elle résulte de la combinaison d’un faible niveau de revenu/ressources et de dépenses énergétiques difficiles à assumer et est influencée par d’autres facteurs liés à l’efficacité énergétique du bâtiment ou des équipements. Elle regroupe tant des besoins non satisfaits (résultant d’une sous-consommation en raison de contraintes de pouvoir d’achat) que des besoins satisfaits, mais à un coût élevé par rapport aux ressources disponibles. Divers indicateurs mettent l’accent sur une dimension particulière et doivent idéalement être examinés et utilisés en combinaison.
2.1 Des indicateurs partiels et imparfaits
Les indicateurs utilisés au niveau UE et luxembourgeois ont tous des avantages et des inconvénients, comme en témoigne le Tableau 1. Même en combinaison, ils ne parviennent pas à comptabiliser l’ensemble des situations possibles de pauvreté énergétique, incluant des cas où les dépenses représentent une part importante du revenu et les cas où les personnes se privent d’un confort minimal faute de moyens ou doivent donner priorité à d’autres biens essentiels.
Les valeurs de ces indicateurs pour le Luxembourg montrent par ailleurs (et étonnamment) que le phénomène reste limité pour la population totale (de 2,2% à 9,3% selon l’indicateur) mais qu’il est deux fois plus probable pour les personnes dont le revenu est sous le seuil de pauvreté (dont le revenu du ménage est inférieur à 60% du revenu médian national, soit environ 2.247€ pour un isolé en 2022)[7]. Rappelons que le taux de pauvreté atteignait 17,4% de la population en 2022.
2.2 L’importance d’indicateurs de contexte
La pauvreté énergétique est déterminée par un ensemble de facteurs, comme indiqué en introduction. Un portefeuille d’indicateurs de pauvreté énergétique devrait donc inclure des indicateurs relatifs au contexte et à son évolution, comme par exemple :
– Le niveau et l’évolution du prix de l’énergie.
– Le niveau et l’évolution des performances énergétiques du parc de logements, en particulier des logements des personnes les plus fragiles économiquement.
– Le niveau de confort et d’humidité des logements. La présence de murs humides ou de fenêtres non hermétiques est un signe de détérioration de l’immeuble et représente une difficulté accrue pour garantir une chaleur et un refroidissement adéquats. Au Luxembourg, le pourcentage de personnes qui vivent dans un logement « ayant des fuites dans le toit, des murs ou planchers humides ou des fenêtres endommagées » atteint 15,4% (14,8% au niveau européen). On peut raisonnablement penser que ces personnes font face à des difficultés accrues pour chauffer leur logement. Cela est d’autant plus le cas pour les personnes à faible revenu, qui cumulent à la fois plus de risque de vivre dans ce genre de logement (25,5%) et un manque de ressources pour pallier aux difficultés à se chauffer. Ce chiffre reste difficile à réconcilier avec les valeurs présentées en Section 2.1.
2.3 L’exploitation des données administratives
Une approche complémentaire à l’usage des grandes enquêtes dont sont issus les indicateurs présentés en Section 2.1 serait de mieux utiliser les données administratives. Une piste serait de comparer les caractéristiques et les comportements des bénéficiaires avec ceux de la population générale afin de mieux comprendre comment les aides contribuent à diminuer l’impact de la pauvreté énergétique au Luxembourg.
A notre connaissance, deux dispositifs pourraient être étudiés :
– Le programme “Assistance aux ménages en précarité énergétique” qui vise un accompagnement des ménages à faible revenu et en situation de précarité énergétique. Ces ménages ont la possibilité de profiter d’un conseil en énergie personnalisé (Klima-Agence) et d’une subvention pour le remplacement d’un ou de plusieurs appareils électroménagers énergivores (réfrigérateur, congélateur, lave-vaisselle, machine à laver). Ce dispositif vise à informer et sensibiliser les ménages (sélectionnés par les Offices sociaux) et à améliorer la situation et la qualité de vie des ménages en difficulté. La subvention, financée par le Fonds « Climat et Energie », est plafonnée à 75 % du prix TTC de l’appareil et ne peut dépasser 750 euros par appareil. Pour bénéficier de la subvention, le ménage :
doit être inscrit auprès de l’Office social concerné ; et avoir reçu un conseil en énergie personnalisé.
– Les ménages à faibles revenus peuvent faire une demande pour obtenir l’allocation de vie chère (AVC) et la prime énergétique, à condition que les revenus du ménage ne dépassent pas un certain plafond. La demande de ces prestations s’effectue par un formulaire unique, la prime énergie étant destinée aux bénéficiaires de l’AVC et également aux ménages dont les revenus dépassent les plafonds limites de l’AVC, mais pas ce plafond augmenté de 25%. Le montant de la prime énergie se situe entre 200 et 400 euros par an en fonction de la composition du ménage. Les données relatives aux bénéficiaires de la prime énergie (environ 23700 ménages en 2022) sont centralisées par le Fonds national de solidarité (FNS).
Même si l’étude des bénéficiaires de ces mesures peut nous aider à comprendre si ces aides sont efficaces et les protègent efficacement contre la pauvreté énergétique, on peut penser que les ménages bénéficiant de ces aides ne représentent qu’un sous-ensemble des ménages qui souffrent de pauvreté énergétique, et ce dans une proportion inconnue. Parmi ceux qui ne bénéficient pas de ces aides et souffrent de pauvreté énergétique, certains sont éligibles (non-recours), d’autres ne le sont pas. Des études supplémentaires seraient donc nécessaires pour pouvoir quantifier ces deux sous-populations et étudier les difficultés rencontrées par les premiers pour avoir recours aux aides, et la manière de mieux aider les seconds avec des dispositifs publics élargis.
2.4 La forme extrême de pauvreté énergétique : la coupure de fourniture d’énergie
La coupure de fourniture d’énergie est l’une des formes extrêmes de la pauvreté énergétique.
Des données relatives aux coupures sont disponibles auprès de l’Institut luxembourgeois de régulation[8]. Le nombre de coupures effectives cache toutefois un nombre bien plus grand de fortes difficultés de paiement. En effet, dans le cadre du service universel, la Loi Électricité[9] définit une procédure à suivre par les entreprises d’électricité en cas de défaillance de paiement d’un client résidentiel. Ainsi, le client doit être informé par écrit lors du deuxième rappel de la possibilité de déconnexion dans un délai de trente jours en cas de non-paiement. Une information est adressée en parallèle à l’Office social du lieu de résidence du client défaillant. Le client concerné ne peut être déconnecté par le gestionnaire que sur mandat écrit du fournisseur ; en outre, la déconnexion ne peut pas avoir lieu lorsque l’Office social prend en charge la dette du client. En contrepartie de cette prise en charge, le fournisseur est en droit de faire placer par le gestionnaire du réseau un compteur à prépaiement jusqu’à apurement intégral de la dette.
On voit au graphique 1 que les déconnexions effectives ne sont pas inexistantes et qu’elles ont de plus explosé en 2022, suite à la crise énergétique.
Graphique 1 : Déconnexions effectives – Electricité et gaz (Source : Institut luxembourgeois de régulation, Rapport 2022)
En 2022, 12 211 informations avaient été adressées pour informer les clients et l’Office social de la coupure (soit une croissance de 58% depuis 2021), il y avait eu 1 428 déconnexions demandées auprès du gestionnaire dont 1 303 ont été effectives, soit 433 de plus qu’en 2021 (Institut luxembourgeois de régulation, Rapport 2022).
Les chiffres équivalents pour le gaz sont de 2 158 informations à destination des clients et de l’Office social (+36% par rapport à 2021), 1 104 déconnexions demandées auprès du gestionnaire et 193 déconnexions effectives, soit 147 de plus qu’en 2021, soit une augmentation de 320% (ibidem).
Il faudrait pouvoir évaluer le dispositif en place afin de comprendre pourquoi des coupures ont effectivement lieu malgré des dispositions légales en la matière[10].
2.5 Des indicateurs précurseurs
Le fait de disposer de données avec un retard d’une année ou deux dans le contexte de la crise actuelle est réellement problématique. Des indicateurs précurseurs, disponibles plusieurs fois par an, devraient être développés. Une piste serait d’étendre ce que Eurostat et les États membres de l’UE ont mis au point dans le contexte du suivi des conséquences socio-économiques de la pandémie. Il s’agit d’une nouvelle approche flexible pour collecter (de manière volontaire par les pays qui le souhaitent) des données trimestrielles sur quelques aspects des conditions de vie. Cette approche a été fondée sur une conception modulaire qui peut être mise en œuvre dans n’importe quelle collecte trimestrielle de données. Au Luxembourg, ce module a été joint à l’enquête sur le tourisme, qui se déroule en quatre vagues de six à huit semaines, lancées au début des mois de janvier, avril, juillet et octobre.
Le module proposé par Eurostat inclut une dizaine de variables relatives aux variations récentes du revenu, à la satisfaction par rapport à la vie et à la situation financière, aux difficultés à joindre les deux bouts, aux arriérés de paiement pour le loyer, aux difficultés à faire face aux dépenses imprévues, etc. Ces trois dernières variables ne sont toutefois pas collectées au Luxembourg qui se concentre sur l’évolution récente du revenu et la satisfaction des ménages. On peut également regretter que le module d’Eurostat n’ait pas inclus de questions sur l’incapacité à chauffer son logement, ni sur les arriérés de paiement pour les factures d’énergie. Des informations récentes laissent penser que le questionnaire européen va les inclure à l’avenir (durant l’hiver uniquement) afin de mesurer rapidement l’évolution de la pauvreté énergétique. Il faudrait s’assurer que ces variables soient également collectées au Luxembourg.
3. Conclusions et recommandations
Il est crucial de mesurer la pauvreté énergétique au Luxembourg, d’autant plus dans le contexte actuel.
Malgré un cadre légal important, tant au niveau européen qu’au niveau national, il n’existe pas de définition agréée de ce que l’on entend par pauvreté énergétique au Luxembourg.
La littérature indique que la pauvreté énergétique est un phénomène multidimensionnel qui ne peut être facilement appréhendé par un seul indicateur. Elle résulte de la combinaison d’un faible niveau de revenu/ressources par rapport à des dépenses en énergie soit proportionnellement élevées ou soit contraintes à être basses faute de moyens. Elle est par ailleurs influencée par l’efficacité énergétique du bâtiment ou des équipements et par les prix de l’énergie.
Les indicateurs étudiés dans cette note couvrent différentes facettes de la pauvreté énergétique, toutes importantes pour approcher ce concept. Ils présentent des avantages et des inconvénients. Il s’agit d’indicateurs reflétant des difficultés à maintenir son logement à une température adéquate, à éviter les arriérés de paiement et de mesures de la surconsommation d’énergie. Des indicateurs de sous-consommation énergétique, faute de moyens, devraient toutefois être développés.
Si le Luxembourg souhaite mesurer la pauvreté énergétique, il faudrait donc mettre en place le suivi d’un portefeuille d’indicateurs reprenant ces différentes facettes, ainsi qu’incluant des indicateurs de contexte relatifs aux performances énergétiques des bâtiments et à leurs problèmes de confort influencés par/influençant le confort énergétique (humidité, etc.). Idéalement, ces différents aspects devraient être disponibles pour les mêmes ménages afin de les croiser, ou faire l’objet d’appariement entre bases de données comme le font le STATEC et Eurostat.
Par ailleurs, les données administratives devraient être mobilisées pour analyser les dispositifs en place, leur efficacité et le non-recours de la population à ces aides.
En particulier, l’efficacité des dispositifs visant à éviter la forme la plus extrême de la pauvreté énergétique, à savoir les coupures d’électricité et de gaz, devrait également faire l’objet d’une étude approfondie afin de comprendre pourquoi les mesures en place ne permettent pas d’éviter les coupures. Celles-ci ont par ailleurs explosé en 2022, témoignant d’un accroissement de la forme extrême de la pauvreté énergétique.
On peut également penser que des méthodes de collecte qualitatives pourraient permettre de mieux comprendre les comportements et contraintes liés à la consommation d’énergie.
Enfin, le coût de l’énergie est également lié à la question de la mobilité. Une évaluation de la pauvreté en matière de mobilité est également nécessaire, prenant en compte les complexes interactions entre la disponibilité (ou non) de transports en commun pour remplir les besoins en mobilité et, quand ceux-ci font défaut, la capacité des ménages à se permettre l’achat d’un véhicule et le coût du carburant.
Photo©Don Kaveen/Unsplash
Publié par improof.lu
1. https://commission.europa.eu/system/files/2017-11/social-summit-european-pillar-social-rights-booklet_fr.pdf
2. See “Guideline 8: Promoting equal opportunities for all, fostering social inclusion and fighting poverty”, COUNCIL DECISION (EU) 2020/1512 of 13 October 2020 on guidelines for the employment policies of the Member States.
3. Commission Recommendation (EU) 2020/1563 of 14 October 2020 on energy poverty
4. COM(2021) 558 final: https://eur-lex.europa.eu/resource.html?uri=cellar:a214c850-e574-11eb-a1a5-01aa75ed71a1.0001.02/DOC_1&format=PDF
5. https://energy.ec.europa.eu/topics/energy-strategy/national-energy-and-climate-plans-necps_en#final-necps
6. https://guichet.public.lu/fr/citoyens/famille/mesures-action-sociale/aide-menages-revenus-modestes/assistance-precarite-energetique.html
7. Notons que le seuil de pauvreté évolue avec la taille du ménage. Il vaut en effet 3 370€ pour un couple sans enfant, 4 040€ pour un couple avec un enfant. 4 720€ pour un couple avec deux enfants, etc.
8. https://assets.ilr.lu/energie/Documents/ILRLU-1685561960-1167.pdf
9. Grand-Duché de Luxembourg (2007), Loi du 1er août 2007 relative à l’organisation du marché de l’électricité (forme abrégée), Journal officiel du Grand-Duché de Luxembourg, Mémorial A, No 152 du 21 août 2007.
10. Voir à ce sujet l’analyse d’Urbé (2023), https://www.improof.lu/fr/articles/deconnexions-de-fournitures-energie/